Quelques heures en compagnie d’Akiyoshi

Personnellement, le genre de sentiment que j’affectionne lorsque je me tiens face à un tableau est une excitation de l’esprit attisée par une curiosité du regard. Scruter plusieurs fois en décomposant les plans, se laisser surprendre par des détails et tisser des liens entre eux jusqu’à ce qu’une signification ou une absence de sens émerge. Comme une course au trésor, sans la promesse d’une récompense en fin de quête.

Quand je regarde un tableau d’Akiyoshi Deschenaux, toute la surface donne l’impression de se
mouvoir alors que les bords se révèlent étonnamment stables. Dans le chaos ostensible, je peux néanmoins discerner des schémas qui se répètent. Ils structurent le fouillis de lignes qui semblent incontrôlables de prime abord. Des couches unies imperméables à l’oeil, s’entrouvrent ensuite par petites fentes, laissant apparaitre des morceaux de scènes dont on ne saisit que des bribes.

Dans les dessins au fusain, je remarque quelques silhouettes troubles de personnages par endroits. Elles paraissent léviter dans la composition. Leurs formes sont peintes en un aplat. Difficile de savoir si elles m’observent ou si leur attention est perdue vers un élément de l’intérieur du tableau auquel l’accès m’est refusé en tant que spectateur.

Je me pose la question de la temporalité. Ou de la chronologie, plus précisément. Derrière tout cet agglomérat d’huile se cachent forcément des étapes. Les fonds sont-ils d’abord peints dans le but d’accueillir ensuite des compositions rigoureuses ? Ou résultent-ils d’une volonté de peindre des formes distinctes qui finissent par se contorsionner en de grosses masses insaisissables ?

Les oeuvres minimalistes, souvent noires, blanches ou bien équilibrées entre les deux, sont particulièrement intéressantes, comme les quelques pièces de la série Untitled de 2020. Les lignes claires composent une figure ou un parcours sinueux mais précis sur le grand fond uni. À force de longs traits de pinceaux tortueux, les couleurs s’entremêlent et se transforment souvent en d’innombrables nuances de gris. Ces fonds qui, comme dans bon nombre de ses toiles, résultent d’un aplat de couleur sombre sur une couche barbouillée de couleurs éclatantes, sans doute recouverte une énième fois par le peintre, insatisfait du résultat de son travail après une journée de labeur acharné.

Me vient l’éternelle question de la frontière entre abstraction et figuration. Les personnages et les objets qui semblent occupés à des tâches incompréhensibles pour le·a spectateur·x·ice sont-ils le fruit de mon imagination ? Ou est-ce que l’auteur a intentionnellement représenté ces éléments figuratifs et identifiables sur ses grandes étendues abstraites et compactes ? L’intérêt ne se trouve probablement pas dans la réponse mais dans le fait de se poser la question.

J’apprécie les paradoxes auxquels Akiyoshi me confronte, dans sa peinture, comme dans mon
émotion. Lorsque je contemple plusieurs tableaux sombres et assez longtemps pour m’oublier dedans, je me sens rassuré par les quelques sources de clarté que je me mets à chercher intuitivement. Elles m’apaisent et me procurent un sentiment de flottaison, comme si je marchais dans un brouillard et que j’essayais d’en saisir la texture. Tandis qu’après plusieurs minutes à me perdre dans les travaux colorés, je me perçois plus agité qu’avant, comme si l’électricité des lignes vives qui s’entrecroisent sauvagement m’atteignent physiquement. Je cherche refuge dans une tache noire ou un petit point blanc.

Une partie de mon travail consiste à accrocher des travaux plutôt disparates pour en faire quelque chose de cohérent. J’imagine me saisir d’une sélection pré-effectuée par lui ou de la mienne et appeler cela une exposition. Ma tentative serait de trouver une stabilité entre les oeuvres qui vibrent de manière énervée et celles qui flottent plus paisiblement. Atteindre le bon nombre de pièces noires, grises et blanches pour contrebalancer les multicolores. Placer ça et là quelques réalisations sur papier pour montrer la diversité et la qualité dans la quantité de création de l’artiste. Essayer, enfin, de trouver une manière d’aligner proprement des électrons trop libres non-destinés à cet usage.

Dans certaines situations, il me parait parfois plus flagrant que les pièces créées par les artistes doivent sûrement ressembler à l’intérieur de leur esprit. Dans l’imagination et le travail solitaire du ou de la peintre, le médium pictural s’impose parfois comme une évidence pour traduire la complexité d’une pensée. Dans le cas présent, j’ai l’impression qu’Akiyoshi a trouvé son langage et qu’il va dans la bonne direction. Il cherche d’abord quelque chose dans la grande peinture, puis autre chose dans la sienne. J’ignore quoi, mais je suis persuadé que sa quête est honnête.

Sylvain Gelewski
Mars 2024


Akiyoshi Deschenaux présente une sélection de peintures à l’huile réalisées entre 2015 et 2018 qui témoignent de sa recherche artistique.

Profondément lié à la pratique picturale, il se nourrit de références à l’abstraction expressionniste, à la peinture contemporaine ainsi qu’à tout ce qui capte son regard. Sa recherche artistique a débuté avec des études de Bachelor au Camberwell College of Arts à Londres et se poursuit depuis plusieurs années de manière autonome.

Pour entrer dans les toiles d’Akiyoshi Deschenaux, il faut choisir son chemin, suivre du regard les zones de lumières et accepter les zones d’ombres. L’attention nécessaire pour passer à travers les différents espaces est équivalente à la concentration qu’il faut au peintre pour construire les différents plans. Le jeu de lumière qui traverse les motifs de chaque toile s’effectue grâce au passage d’une couleur diluée à une couleur plus dense. D’un espace clair, on bascule vers un espace plus profond, plus complexe, avec un poids et une matérialité palpable.

Chaque toile est une composition pour laquelle il détermine les nuances, les espaces et les interactions entre les formes de manière improvisée. Une palette de couleurs sombres se rencontrent entre les lignes de noir. La traçabilité de la série se fait avec le brun, le gris et les différents verts. Des couleurs assemblées avec soin et une recherches de restriction, le choix d’une température froide, indiquent une retenue bien mesurée.

Les lignes s’entrelacent et tissent un nouvel environnement, un labyrinthe fait de strates, de surfaces opaques et d’espaces clairs. Le rythme de la composition de chaque toile s’accélère vers les limites de l’image et la vitesse du geste peut se voir instantanément. Un katana coupe les lignes et on bascule dans un espace infini dans lequel le regard peut se perdre sans retrouver la sortie.

Nelly Haliti